Le voisin de train

Tous les matins, Édouard et moi attendions le ter. Pas une fois il nous était arrivé de rater notre rendez-vous quotidien, pas une fois l’un de nous s’était retrouvé seul sur le quai. Ce matin-là, le 07 octobre 19**, le train fut supprimé. Cela faisait un quart d’heure qu’Édouard et moi étions postés à notre place, à un mètre des rails, ne lâchant pas un mot, ne prenant même pas la peine d’échanger sur la pluie et le beau temps.

Quand la nouvelle circula que le train n’arriverait pas en gare, Édouard et moi échangeâmes un regard dépité. Pour la première fois de la matinée, Edouard émit des sons, qui formèrent des mots, qui formèrent des phrases, qui formèrent une évidence :

« Le train ne passera pas. ». Il continua ainsi : « Le prochain est dans une heure et demie. Allons chez moi boire un verre. »

Sans un mot je le suivis. Sa maison se trouvait en bordure du village, à cinq petites minutes de la station. Des pensées me vinrent à l’esprit pendant le trajet : quand avais-je rencontré Édouard pour la première fois ? Édouard avait-il de la famille ? Je me rendis compte que je ne connaissais rien de cet Édouard. Que je le voyais tous les matins, que je lui disais bonjour le regard plein de complicité, que je ne connaissais même pas son nom de famille… Connaissait-il seulement mon prénom ? Je connaissais son prénom sans qu’il ne me l’ait dit, lors d’un contrôle de billet de train, celui-ci avait sorti sa carte et, attendant le contrôleur, s’amusait à tourner ce morceau de plastique entre ses doigts. C’était là que je l’avais vu : Édouard **… Son nom m’avait échappé.

Peu importe sa vie, peu importe son nom, peu importe s’il aimait ou était aimé : Édouard est mort, Édouard n’est plus, Édouard marchait vite. Édouard marchait trop vite. J’accélérai le pas pour me retrouver à sa hauteur et j’ouvris la conversation:

« Dis-moi Édouard, que fais-tu dans la vie ?

— Je ne travaille pas. Si c’est ce que tu insinues. »

Évidemment non, je posais des questions pour parler… Parce que c’est quand une personne vous pose une question que vous apprenez des choses sur elle.

J’aurais aimé que Édouard me pose des questions sur la musique que j’aime – j’aurais appris qu’il s’intéresse à la musique – sur le temps qu’il fait – j’aurais compris qu’il n’avait pas le discours facile. Non. Édouard était ce type de personne qui ne parlait pas pour ne rien dire, qui n’avait pas d’autres buts que ceux qu’il s’était fixés.

Je hais les silences gênants, quand l’autre attend l’autre qui attend l’autre qui s’attend à une réaction.

L’Autre.

Moi.

La maison de l’Autre était rustique, simple, ne laissant rien transparaître de l’intérieur. Comme l’Autre. On m’aurait dit que l’Autre avait construit cette maison de ses propres mains que je ne m’en serais pas étonné. L’Autre ouvrit la porte d’entrée. En silence. Me fit un signe de main pour me laisser rentrer. En silence. Je rentrai dans la demeure du muet, de l’aveugle, de l’insensible.

Celui qui ne parlait pas, celui qui ne serrait pas ma main quand je la tendais. La première fois que je lui tendis la main, il la regarda longuement comme gêné de ne pas pouvoir me la serrer. Je ne fis guère attention à cet épilogue avant ce matin du 07 octobre 19**. Il était huit heures dix du matin. Quand mes pieds posèrent leurs talons sur le sol de son salon. Une odeur malsaine me donna la nausée. Une pourriture âcre, l’odeur de la mort, l’odeur de la décomposition, l’odeur de la putréfaction : une odeur cadavérique. L’Autre ne semblait pas prêter attention à ce détail. Quand on vit trop longtemps dans un environnement particulier on en oublie qu’il est particulier. En outre particulièrement désagréable.

Plusieurs fois je dus me retenir de vomir. Je ne dis rien, à mon tour d’être muet. Une sensation d’insécurité me traversa le corps des orteils à l’échine. Quand, comme l’Autre, on ne parle pas, on cache des choses répugnantes, et on canalise des peurs, des violences enfouies tout au fond, et celles-ci peuvent exploser à tout moment. Qu’est-ce qui pouvait expliquer cette odeur ?

L’Autre me proposa une chaise, je m’assis et celui-ci s’en alla dans une pièce voisine, me laissant seul dans la fétidité des murs. Huit heures quinze… Qu’allons-nous bien pouvoir nous raconter pendant une heure quinze ? Ou plutôt qu’allais-je pouvoir lui dire pendant une heure quinze de monologue ?

L’Autre : le mur. Trois autres comme lui et je me retrouvais prisonnier.

Je hais les silences gênants, quand l’autre attend l’autre qui attend l’autre qui s’attend à une réaction.

Quand l’Autre revint, une tasse de café dans chaque main :

« D’où vient cette odeur ? »

Avais-je vraiment posé cette question ? L’Autre ne sembla pas réagir. Assis face à moi, touillant son café, mélangeant le grain au fond de la mélasse.

« Ma mère est décédée il y a deux jours, je n’ai pas eu la force d’appeler qui que ce soit. Je l’ai laissée dans son lit, elle avait l’air si paisible. »

L’univers s’écroula autour de moi. Cela ne pouvait être vrai. Que pouvais-je dire après ça ? Quelle raison pouvait empêcher quelqu’un d’appeler les pompiers ou une ambulance ou même la police ! L’Autre était fou. L’Autre allait m’entraîner dans sa folie si je ne réagissais pas.

Bien sûr maintenant que je suis devant ma feuille de papier à vous relater cette histoire, loin de cette maison, loin de cet Individu, je réalise plus facilement que j’aurais dû m’en aller. Les mots qui me vinrent à l’esprit furent ceux-ci :

« Elle… elle est encore dans sa chambre ? »

Bien sûr, prit par la panique, je jouais le rôle de l’écho, ce qui sembla énerver l’Autre.

« Ma mère est tout ce que j’ai et je refuse que l’on me la prenne. Est-ce difficile de comprendre cela ? »

Huit heures vingt. Silence gênant. Le tic-tac de l’horloge du salon n’accélérait pas le temps. La tension ne retomba pas au fil des tics et des tacs… Huit heures vingt… Ni moi ni l’Autre ne sortîmes plus un mot. Un de nous était de trop. L’Autre était persuadé que j’étais de trop dans la maison, moi j’étais persuadé que l’Autre était de trop sur terre.

Mon voisin de quai, mon voisin de train, mon confident muet et sourd. À qui j’avais confié mes douleurs et mes peines de mes seuls regards entre deux arrêts. Il était la première personne que je voyais le matin et il était la dernière personne que je voyais le soir. Mais maintenant tout était clair, je n’étais pas son unique ami que je pensais être. Je n’étais pas la première personne qu’il voyait le matin ni la dernière personne qu’il voyait le soir… Sa mère était la première et la dernière personne qu’il voyait chaque jour.

Une rage incontrôlée me déchira en deux. Le temps avait tué sa mère et sa maison en ressentait encore les effets. Mais c’était moi qui tuerais l’Autre et ce serait son jardin qui lui servirait de tombe. Je le tuai d’un coup de tasse vide sur la tête, suivi de coups de pied au visage.

L’Autre n’était pas bien plus grand que moi. Il devait avoir 17 ans, moi 16… Une année nous séparait. Une femme nous séparait. Mon voisin de train, mon voisin de quai.