La maison de retraite

Jeudi 9 avril

L’auteur commence l’histoire par la fin. Une fin tragique mais ordinaire dans une maison de retraite, quelque part en Ukraine. Une vieille dame, Elisaveta Aleksandrovna B* est morte dans la chambre numéro 28 d’une détresse respiratoire. Seulement, l’auteur souhaite indiquer que le décès de Lisa a en réalité eu lieu plusieurs semaines auparavant.

Dimanche 8 mars

Un jour pluvieux, une berline noire fait son entrée dans le parking de la résidence et se gare sur une place pour handicapés devant la grande porte d’entrée. Un homme en sort, d’une quarantaine d’années, fait le tour du véhicule du côté passager et aide une vieille dame, sa mère, à s’installer sur son fauteuil roulant.

« Nous sommes arrivés maman, attention, je te soulève… voilà, tu es bien installée.

— Où sommes-nous Sasha ? Je ne me sens pas bien, peut-on rentrer à la maison ? »

Sasha ne répond pas, il pousse le fauteuil vers l’entrée de la résidence où une dame d’une cinquantaine d’années les accueille d’un sourire forcé.

« Bonjour, Elisaveta, comment allez-vous ? Bonjour monsieur B*, vous êtes parfaitement à l’heure. Laissez-moi vous faire visiter. »

Le fils pousse la mère vers l’intérieur, suivant la démarche nonchalante de l’aide-soignante montrant les différentes pièces, expliquant les différentes activités hebdomadaires, rappelant les heures de visite et finalement ils arrivent à la chambre. Le numéro sur la porte est abîmé.

« Voici la chambre 28, et non pas 23, explique l’aide-soignante, nous devons encore faire changer le numéro. Pardonnez-moi madame, je ne me suis pas présentée, je suis l’aide-soignante Tanya, je m’occuperai de vous pendant votre séjour dans la résidence T*. Si vous avez des questions ou si vous avez besoin d’aide n’hésitez pas à appuyer sur ce petit bouton (elle montre un câble accroché au mur), et je viendrai aussitôt. »

Lisa ne répond pas et semble perdue, elle regarde autour d’elle cherchant à croiser le regard de son fils qui ne la regarde pas. Une odeur d’eau de javel lui pique un peu les yeux. Elle sort de son silence après plusieurs minutes.

« Sasha…

— Mama, tout se passera bien, les gens dans cette résidence s’occuperont de toi mieux que moi, et je viendrai te voir tous les jours, c’est promis. Essayons pour voir si cela fonctionne, je te promets que tu pourras revenir à la maison s’il y a le moindre problème. »

Tanya quitte la pièce après avoir montré les différents placards où ranger les affaires de Lisa. Sasha, ouvre la valise qu’il transportait pour y poser les quelques affaires qu’il avait préalablement pris le temps de ranger. Peu de vêtements, pas de photos, pas de souvenirs de leur ancien domicile commun.

« Mama, demain quand je reviendrai j’apporterai un peu plus d’affaires, y-a-t-il des choses spéciales que tu souhaiterais que je ramène ?

— Je veux rentrer à la maison, s’il te plait Sasha. »

Le fils ne répond pas, gêné de ne pas pouvoir accéder à sa requête. Ils restent encore tous les deux cinq longues minutes en silence. Avant que Sasha ne décide de partir.

« À demain, Mama. »

Dimanche 15 mars

Sasha revient dans la résidence aux heures d’ouverture, vers quatorze heures, portant deux grosses valises. Il prend l’ascenseur pour monter au deuxième étage. Il croise l’aide-soignante Tanya qu’il salue de la main, et finalement rentre dans la chambre 28.

« Mama ! Pardonne-moi de ne pas être venu hier, j’ai eu des choses à régler au travail, j’espère que tout se passe bien pour toi ici. »

Il examine sa mère tournée vers la fenêtre sur son fauteuil roulant. Il remarque qu’elle porte encore les mêmes vêtements que deux jours auparavant.

« Il te manquait des vêtements, je t’en ai ramené un peu. Regarde ce que j’ai trouvé en cherchant des photos ! »

Il lui tend une vieille photo datant d’une trentaine d’années. Sasha, Lisa et son père sont à trois debout devant un jardin ensoleillé. Revoir sa mère plus jeune le fait sourire. Sa mère ne bronche pas. Elle tend la main pour écarter la photo d’un geste sans concessions. Elle ne souhaite pas se souvenir de l’ancien temps, elle souhaite juste rester en silence.

Tanya rentre dans la pièce, des draps propres dans les bras.

« Elisaveta, je vais changer les draps de votre lit, vous dormirez plus confortablement. Mr B* ne vous inquiétez pas pour elle, il arrive fréquemment que les nouveaux arrivants s’enferment dans le mutisme les premiers jours de leur arrivée. Cet après-midi, Elisaveta pourra rejoindre les autres résidents dans la salle d’éveil. Nous proposons de nombreuses activités. Ce sera l’occasion pour Elisaveta de se rencontrer d’autres personnes. Vous verrez, vous trouverez des gens passionnants avec qui discuter. »

Rassuré, Sasha retrouve un petit sourire, il range les affaires qu’il a amenées.

« Tant mieux, le parking de votre résidence est vraiment cher, je ne pourrai pas rester longtemps, je suis heureux de savoir que Mama aura de quoi s’occuper après quinze heures. »

Dimanche 22 mars

Tanya rentre dans la chambre de Lisa sans frapper un téléphone à la main. Elle avance vers la vieille dame endormie et la réveille en la secouant.

« Elisaveta ! Votre fils est au téléphone ! Réveillez-vous, vous n’allez donc pas passer votre temps à dormir. Quel message souhaitez-vous passer à votre fils ? Qu’on vous maltraite ? Ressaisissez-vous nom d’un chien ! Vous êtes insupportable, heureusement que les autres clients de la résidence ne se comportent pas comme vous. Regardez-vous, il est déjà onze heures et vous êtes encore en robe de chambre. Je vous passe votre fils, il ne vous a pas vu depuis une semaine alors faite lui le plaisir d’égayer un peu sa journée. Sérieusement, le pauvre est à plaindre, il est éloigné de sa propre mère ! Vous imaginez ça ? Et vous restez sans rien dire. J’aurais honte si j’étais vous ! »

Résignée, Lisa attrape le téléphone la main tremblante, sa voix est cassée de n’avoir pas parlé pendant plusieurs jours, elle chuchote quelques mots au combiné.

« Sasha… je ne suis pas bien ici, je veux rentrer. Je ne comprends pas pourquoi je ne peux pas rentrer…

— Mama, les gens sont des professionnels, il faut juste que tu t’habitues un peu, je te demande de faire encore un effort une semaine ou deux. Je sais que je n’ai pas pu venir mais tu comprends que j’ai un travail qui me prend beaucoup de temps n’est-ce pas ? Tu regardes la télé ? »

Tanya, debout dans un coin de la pièce, le regard sombre, s’avance un peu pour mieux entendre la conversation. Lisa lève la tête et la regarde hésitante. Elle se sent impuissante d’être espionnée ainsi. Lisa sanglote un peu, elle est affaiblie par sa condition, et ne trouve pas les mots pour parler à son fils. Tanya, s’empare du combiné pour reprendre la conversation.

« Bonjour Mr B*, ici Tanya, l’aide-soignante d’Elisaveta, pardonnez-moi mais il semblerait que votre mère soit un peu fatiguée. Ce serait mieux que vous la laissiez un peu se reposer, pourriez-vous appeler plus tard ?

— Ah, bien sûr, oui. Je comprends. Pourriez-vous allumer la télévision pour elle ? Je sais que le dimanche elle a l’habitude de regarder la télé.

— Bien sûr monsieur B, je fais ça tout de suite ! Bonne journée Mr B ! »

Elle raccroche et quitte la pièce sans poser un regard sur Lisa et, bien entendu, sans toucher au poste de télévision.

Jeudi 26 mars

Tanya ne travaille pas ce jour, Lisa demande à l’aide-soignante qui la remplace de téléphoner à son fils. Celle-ci, bien plus jeune et inexpérimentée passe ses journées dans la salle de repos en attendant qu’on l’appelle. Lisa doit l’appeler à plusieurs reprises pour qu’elle vienne. Cette dernière ne semble pas très heureuse d’avoir été dérangée pendant sa conversation avec son petit copain sur une de ces nombreuses applications de messagerie instantanée. Elle soupire et revient quelques minutes plus tard avec le téléphone.

« Avez-vous besoin d’autre chose madame ? Parce-que je ne compte pas revenir toutes les cinq minutes satisfaire vos caprices. »

Lisa hoche la tête, l’aide-soignante la laisse seule avec le téléphone. La vieille dame fouille dans le tiroir de la commode à la recherche du calepin sur lequel est inscrit le numéro de téléphone de son fils. Elle pianote le combiné, attendant une réponse.

De l’autre côté du fil, elle a du mal à reconnaître son fils qui semble pressé.

« Mama, c’est toi ? Pourquoi m’appelles-tu à une heure pareil, ce n’est pas le weekend ! Il y a une urgence ? Tu es malade ? »

Non, Lisa n’est pas malade, mais elle souffre. Un sentiment de forte culpabilité la saisit, cependant elle prend son courage à deux mains. Elle a quelque chose à dire à son fils. Elle se lance.

« Sasha, mon fils chéri, tu me manques terriblement. Tu n’es pas venu me voir depuis tellement longtemps. Je dois te dire quelque chose d’important que je ne peux pas te dire à un autre moment. S’il-te plaît Sasha écoute-moi ! »

Agacé, l’unique fils de la jeune dame soupire et lui propose de commencer sans perdre de temps.

« La dame Tanya ne me traite pas bien, elle ne m’aide pas à me changer ou à me laver comme tu le faisais. Elle me crie dessus tout le temps et refuse de m’allumer la télé. Je n’ai jamais été aussi désemparée de toute ma vie, crois-moi mon fils. Je passe mes journées à pleurer et à me demander ce que j’ai bien pu faire au bon Dieu pour être méprisée comme cela. Je t’en supplie, mon fils, aide ta pauvre mère. Sors-moi de cet endroit. Je n’en peux plus. »

Après un long silence durant lequel Lisa se ressaisit d’avoir autant ouvert son coeur à son fils. Jamais n’avait-elle exprimé ses émotions de cette façon à son fils. Sasha lui répond finalement.

« Mama, tu es impossible. Tu ne sembles pas te rendre compte tous les sacrifices que j’ai faits pour toi. Je ne pensais pas que tu pourrais t’en résoudre à mentir à ton propre fils. Je suis dégoûté. J’ai une vie Mama, j’ai une femme et des enfants à gérer, et là tu me demandes de tout laisser tomber parce que tu ne peux pas regarder ton programme télévisé ? Non mais c’est insensé, quand arrêteras-tu d’être égoïste ? Tu sais combien le coût de cette maison de retraite ? Je paye cinquante mille roubles par mois pour que tu sois nourrie, logée, et pendant ce temps-là je dois travailler d’arrache-pied pour réunir cette somme. Mama, la prochaine fois que tu m’appelles-tu ferais mieux d’avoir un discours un peu plus reconnaissant. Maintenant je dois te laisser, je dois retourner au travail. »

Il raccroche à sa mère pour la dernière fois. C’est ce jour du vingt-six mars, qu’Elisaveta Aleksandrovna B*, fille d’un père artisan et d’une mère institutrice, veuve depuis maintenant dix ans, est morte dans la maison de retraite des Trois Fleurs.

Samedi 18 janvier

Sasha est dans le salon de son appartement de la rue S*. Il propose à Tanya à boire qu’elle accepte volontiers. Il est seize heures. Lisa est seule dans sa chambre. Femme et enfants sont sortis se divertir.

« Votre mère dort-elle ? Très bien. C’est la bonne solution Mr B*, je vous assure. Vous ne devez rien regretter.

— Je le pense aussi, dit Sasha, une liasse de billets dans la main, mais cela n’empêche que c’est la décision la plus difficile de toute ma vie. Vous me comprenez au moins, avec ma femme et mes enfants… Ma femme ne supporte plus d’avoir Mama dans l’appartement, que je sois obligé de m’occuper d’elle en permanence. Si je ne le fais pas, elle me quittera et emmènera les enfants avec elle, c’est sûr.

— Je comprends parfaitement Mr B*, vous n’êtes pas la première personne qui fait face à ce choix. Croyez-moi c’est le mieux qui puisse être fait dans ces circonstances. Et croyez-moi, votre mère ne souffrira pas.

— Comment… comment cela se passera-t-il ?

— Hum… Il faut que notre conversation reste privée Mr B*, j’espère que vous comprenez les risques que je prends pour vous aider… Vous amènerez votre mère quand les papiers officiels seront signés, je pense que vous pourrez l’amener mi-mars.

— Oui. Je paierai les deux premiers mois en acompte la semaine prochaine bien sûr… mais sachez que je ne peux pas me permettre de payer plus.

— Tout à fait, je m’occuperai de votre mère, comme je vous l’ai dit, elle ne souffrira pas, pour vous rassurer voici quelques détails. Dans chacun de ses repas j’ajouterai quelques gouttes diluées de ricine, il ne faudra pas plus de quelques semaines pour que cela fasse son œuvre. Je comprends que cette épreuve soit difficile à accepter, et je comprendrais aussi que vous souhaitiez revenir en arrière. Si c’est le cas, je m’en irai de ce pas et cette conversation sera oubliée.

Sasha baisse les yeux, contemple les billets qu’il tient entre les mains. Lève ensuite les yeux au ciel, que Dieu me pardonne et conclut son pacte avec le diable.